Selon les Anciens Égyptiens, la composition de l'être humain dépasse la simple dualité entre le corps et l'âme. Chaque individu compte en lui une dizaine de composantes matérielles et immatérielles qui l'intègrent dans la sphère terrestre du sensible et dans la sphère impalpable des dieux et ancêtres. Après la mort, grâce à ses composantes éthérées, l'individu peut espérer une survie posthume dans la tombe et une existence immortelle auprès des puissances surnaturelles qui règlent les phénomènes cosmiques. La conservation du souffle de vie (ânkh) est cependant conditionnée par le respect, la vie durant, des principes de la Maât(Vérité-Justice) et par la maîtrise efficace de la magie-Héka. Cette dernière est à la fois une puissance intérieure et un savoir livresque qui permettent aux humains de s'assimiler aux dieux.
Les Égyptiens n'ont pas établi de liste canonique des différentes composantes de l'être. De plus, ils n'ont guère disserté à leurs propos pour les définir. Les textes funéraires fourmillent cependant d'allusions à leur sujet et leur analyse minutieuse permet aux égyptologues de les appréhender d'un point de vue scientifique. Pour un Égyptien, il est primordial de conserver l'intégrité de l'être après la mort, ce qui explique les rites de la momification et de l'ouverture de la bouche effectués sur le défunt.
Le corps physique, soumis à la décrépitude de la vieillesse, est rendu inaltérable après la mort par le processus de la momification. Le terme djet désigne à la fois le corps et ses représentations en images peintes ou sculptées. Le cœur (haty et ib) est le siège de la personnalité, de la mémoire et de la conscience. Cet organe est symboliquement évalué à l'aune de la maât sur la balance du tribunal d'Osiris. Le ren est le nom, une partie primordiale de l'être. Sans nom, il n'y a plus d'être. L'effacement du nom est un grand châtiment qui condamne magiquement les criminels à la damnation et à l'oubli. Le ka est l'énergie vitale et un double spirituel qui naît en même temps que l'humain. Le ka survit dans la tombe après la mort grâce au culte funéraire et aux livraisons d'offrandes alimentaires. Le bâ, improprement traduit par âme, est un principe spirituel qui prend son envol à la mort du défunt. Cette composante représente l'énergie de déplacement, de dialogue et de transformation inhérente à chaque individu. Le shout ou khaïbitest l'ombre. Un défunt n'est complet que s'il dispose d'elle à l'instar de son ba. Enfin, plus qu'une composante, l'akh est un état d'être, celui du mort Bienheureux qui a atteint le statut de puissance spirituelle supérieure, lumineuse et efficace.
Civilisation disparue, l'Égypte antiquen'est plus accessible que par ses écrits hiéroglyphiques et par les fouilles archéologiques de ses antiques cités et nécropoles. D'après les données recueillies, essentiellement funéraires, la composition de l'homme ne se réduit pas à la polarité âme-corps[n 1]. L'individu égyptien s'inscrit dans son environnement par un réseau complexe de composantes matérielles et immatérielles. Ces différents aspects de la personnalité sont autant de moyens de communication qui tissent des liens entre le monde sensible (terre) et le monde invisible (ciel et inframonde) ; entre le monde palpable des humains et le monde mythique des dieux et défunts[1]. Aucun Égyptien n'a songé à disserter sur les composantes humaines dans un traité moral. Aussi, pour les égyptologues, l'approche de l'analyse égyptienne sur l'Homme n'est possible que par la lecture attentive et comparée des corpus religieux que sont les Textes des Pyramides, les Textes des sarcophages et le Livre des Morts. Les concepts du bâ et du ka sont les plus connus. Dans les balbutiements de l'égyptologie, les traductions « âme » et « double » étaient courantes sans pour autant strictement définir ces deux composantes antiques. Depuis les années 1950, de nombreuses études ont permis de mieux les cerner[2].
La civilisation égyptienne s'étale sur près de 35 siècles, depuis la fin de la Préhistoire et jusqu'aux débuts de l'ère chrétienne. Durant cette très longue période, la pensée religieuse n'a pas été statique et a connu de nombreuses inflexions et reformulations. La réforme amarnienne (ou atonienne) menée par le pharaon Akhénaton est la plus fameuse. D'autres, sans doute moins spectaculaires mais tout aussi fondamentales, ont posé leurs jalons comme l'introduction des cultes solaires et osiriens, la prédominance amonienne, la diabolisation séthienne, etc. Les aspects de la personnalité individuelle ont eux aussi connu des redéfinitions. Dans les premiers temps de l'Ancien Empire, le ka tient une place essentielle dans la survie post-mortemdes élites. Après l'effondrement de la toute-puissance royale sous la Première Période intermédiaire, la composante du ba, d'abord réservée aux dieux et à pharaon, se diffuse dans le milieu des courtisans. Au Nouvel Empire, la thématique du ba et de ses voyages mystiques tient une place de choix. Durant la période gréco-romaine, les concepts immatériels du ka et du ba ont pratiquement été abandonnés au profit du Nom et de l'Ombre[3].
La littérature et les liturgies funérairessont les textes où s'expriment le plus communément les aspects et les composantes de la personne. Dans la mort, les différentes composantes se dissocient et le rituel funéraire vise à les rassembler afin d'assurer leur survie et immortalité. Outre le bâ et le ka, les sources égyptiennes mentionnent le corps, le nom, le cœur, l'ombre et l'akh[4].
À partir de la période ramesside, apparaît dans l'iconographie des tombes et sarcophages une scène où le défunt est en adoration devant les quatre fils d'Horus. Sous l'apparence de dieux anthropomorphes, ils viennent à lui et, de leurs mains, il reçoit son Cœur, son ba, son ka et son Corps momifié. En guise d'exemple, dans la tombe thébaine du maire Amenemhat (TT163) Amset apporte le cœur, Hâpi le ba, Douamoutef le ka et Kébehsénouf la momie[5]. Plus tôt, sous la XVIIIe dynastie, dans la tombe du percepteur Amenemhat (TT82), quatorze composantes sont présentées ; le ba, le cœur, l'akh, la dépouille, l'ombre, la stèle-aha, la tombe, le destin-shaï, la durée de vie-ahaou, la naissance-meskhenet, la dalle d'offrandes-aba, le développement-renenet, le dieu façonneur personnel-Khénémou et les formes d'apparition-khépérou[6]. À la basse époque, une formule visant à reconstituer la personnalité du défunt est très fréquemment inscrite sur les sarcophages au niveau de la poitrine. Huit composantes sont énumérées ; le ba, le cœur-ib, le cœur-haty, le corps-djet, le ka, la dépouille (cadavre), l'ombre et la momie[n 2] :
« Ô toi qui emmènes les baou et tranches les ombres, ô vous, dieux, seigneurs des têtes des vivants, puissiez-vous amener son ba à Osiris Khentimenty, puissiez-vous l'unir à son corps-djet, que son cœur se réjouisse ! Que son ba vienne à son corps et à son cœur, que son ba se pose sur son corps et sur son cœur. Amenez-le-lui, dieux qui êtes dans le château du benben à Héliopolis, aux côtés de Shou, fils d'Atoum. Qu'il ait son cœur-ib comme Rê, qu'il ait son cœur-hatycomme Khépri. Pureté à ton ka, à ton corps-djet, à ton ba, à ta dépouille, à ton ombre, à ta momie vénérable, Osiris Khentimenty ! »
— Formule pour amener l'âme au corps. Traduction de Jan Assmann
Les anciens Égyptiens ont élaboré plusieurs mythes de la création du Monde mais aucun ne place l'humanité au centre du processus. Dans ces récits, l'accent est mis sur l'instant primordial où le dieu créateur sort de sa léthargie et prend conscience de lui-même. Après s'être manifesté hors du Noun, l'océan chaotique des origines, le démiurge engendre les dieux et les hommes puis organise le monde selon ses plans[n 3]. Dans ce cadre, l'idée d'un premier couple humain est totalement étrangère et on ne rencontre pas d'équivalent au couple biblique d'Adamet Ève tel qu'il se présente dans le Livre de la Genèse (chap. 1-3). Les humains ne sont pas considérés selon leur individualité mais comme une espèce qui, comme tant d'autres, doit s'insérer dans le cosmos[8]:
« Les faucons vivent d'oiseaux, les chacals de maraude, les porcs du désert, les hippopotames des marais, les hommes de Népri, les crocodiles de poissons, les poissons de l'eau qui est dans le fleuve conformément à l'ordre d'Atoum »
— Textes des sarcophages, chap. 80 (extrait). Traduction de Paul Barguet[9].
Il n'en reste pas moins qu'une place particulière a été assignée à l'humanité en tant qu'être doué des facultés de raisonner et de s'exprimer. Le couple « hommes-dieux » est souvent mentionné et placé en tête dans les énumérations des êtres vivants. Le terme remeth désigne communément les « hommes » et le terme netjerou les « dieux » et selon une tradition cosmologique, les hommes ont même été créés avant les dieux[n 4]. Dieux, hommes et défunts partagent les mêmes composantes de la personnalité et aucune différence ontologique ne les sépare. La différence n'est pas qualitative mais quantitative. D'après le chapitre 15 du Livre des Morts, le dieu créateur possède sept âmes-Ba et quatorze Ka, qui sont autant de moyens par lesquels il exprime sa toute puissance et sa présence dans la création. La hiérarchie entre les dieux, les hommes et les défunts n'est pourtant pas clairement établie. Certes, les dieux sont supérieurs et les défunts ont des pouvoirs que les hommes n'ont pas ; cependant, l'existence, la puissance et la pérennité des dieux et des défunts dépendent fondamentalement des activités rituelles que les hommes leur consacrent dans les temples et les nécropoles[10].
La notion de vie est restituée dans l'écriture hiéroglyphique égyptienne par le phonogramme ânkh. L'objet représenté par ce sigle n'est pas clairement identifié mais l'élément central est un nœud. Diverses propositions ont été avancées ; boucle de sandale, ceinture, étui pénien, vertèbre de bovidé, encolure d'un vêtement, etc. Ce sigle sert à écrire le verbe « vivre » et le substantif « vie ». Tout au long de la civilisation égyptienne, l’ânkh est représenté tenu dans les mains des divinités ou offert au roi présenté à ses narines en tant que « souffle de vie ». Cette vie est le pouvoir bénéfique du soleil et de l'eau. Aussi, dans de nombreuses scènes, les rayons solaires ou les filets d'eau sont représentés par une enfilade de sigles ânkh. À l'époque amarnienne, les rayons de l'Aton, le disque solaire, se terminent par des petites mains offrant la vie à Akhénaton[11]. Une des plus anciennes représentations du symbole ânkh est un plateau d'offrande de l'époque protodynastique (fin du IVe millénaire av. J.-C.) à présent conservé au Metropolitan Museum de New York. Le plateau rectangulaire associe le sigle du Ka (énergie vitale) figuré par deux bras repliés qui tiennent un nœud ânkh. Dans cet artéfact sont ainsi associés l'idée de la vie et le principe qui permet son entretien, à savoir la force contenue dans les nourritures et les boissons[12]. Un codicille de l’Enseignement pour Mérikarê (rédigé vers 2100 av. J.-C.) professe que le dieu créateur a établi l'univers et le souffle de vie pour le genre humain :
« Les hommes, troupeaux de Dieu, ont été bien pourvus. Il a fait le ciel et la terre à leur intention, puis il a repoussé le Vorace des Eaux. Il a fait l'air pour vivifier leur narine, car ils sont ses images, issues de ses chairs. Il brille dans le ciel à leur intention, il fait pour eux la végétation et les animaux, les oiseaux et les poissons, pour les nourrir. »
— Enseignement pour Mérikarê (extrait). Traduction de Jean Yoyotte[13].
D'après les conceptions funéraires égyptiennes, trois champs existentiels coexistent. Le champ le plus restreint est la durée de vie terrestre. Le deuxième champ est celui de la survie posthume après la mort. Dans sa tombe, l'individu poursuit une existence immatérielle mais terrestre en tant qu'esprit-Akh capable d'interagir avec tous les membres défunts et vivants de sa maisonnée. Cette forme de survie s'obtient par faveur royale en accédant au statut social d’imakhou ou « Vénérable ». Ce terme désigne un courtisan ou un notable provincial qui a obtenu le droit d'aménager et de posséder un tombeau monumental dans la nécropole ou « Bel Occident ». Le monument funéraire a plusieurs fonctions ; abriter la dépouille mortelle, entretenir la renommée du défunt grâce à des inscriptions biographiques flatteuses et sustenter le Ka, la puissance vitale, grâce à la livraison régulière d'offrandes alimentaires[20].
Le troisième champs existentiel est celui de l'immortalité dans l'au-delà en tant que « dieu vivant » (Netjer). Sous l'Ancien Empire, période qui voit l'apogée du pouvoir monarchique, seul le pharaon accède à l'immortalité en devenant, après la mort, une puissance surnaturelle intégrée dans les grands cycles cosmiques. La transition entre la vie et l'immortalité s'opère grâce au bâ, la composante immatérielle liée aux notions de mouvement et de passage. Doté de son ba, le pharaon monte au ciel auprès des astres éternels et s'unit au dieu solaire. Durant les troubles politiques de la Première Période intermédiaire, le concept du ba se démocratise et tous les lettrés peuvent espérer accéder à l'immortalité ; sous condition d'avoir mené une existence en conformité avec la Maât. À partir de là, les rites et le programme décoratif funéraire des particuliers (architecture, images et textes) reflètent la coexistence des deux modes d'accès à l'éternité (survie et immortalité) ; le troisième champ existentiel ne supprimant pas le deuxième[20].
Khnoum Le potier façonneur
Dans son énumération des composantes humaines, le défunt Amenemhat (TT82) mentionne son Khénémou. Ce terme est le pluriel du nom de Khnoum, le dieu bélier de la ville d'Esna. Dans les hymnes qui lui sont dédiés, ce dieu est présenté comme le potier qui façonne les hommes, qui met au monde les dieux et qui fait les animaux, les poissons et les plantes. Créés par Khnoum, les sept Khénémou forment une compagnie divine surtout attestée dans les temples de la période ptolémaïque. À Edfou, ils sont impliqués dans la fondation du temple en tant que dieux constructeurs. Au niveau individuel, le Khénémoupersonnel est la composante qui représente le modelage du fœtus dans le ventre maternel. Dans l'iconographie, à partir du Nouvel Empire, on voit ainsi Khnoum modeler le nouveau-né royal sur son tour de potier dans les scènes qui traitent de la naissance des dieux ou de pharaon. Souvent, Khnoum modèle concomitamment le fœtus et son Ka[30].
« Modeleur des Modeleurs, père des pères, mère des mères, qui fit les être d'En-Haut et créa les êtres d'En-Bas, le bélier sacré qui fit les béliers, Khnoum qui fit les dieux Khnoums, vigoureux de main, infatigable, de sorte qu'il n'est pas de travail qui s'accomplisse sans lui. (...) Il a façonné au tour les hommes, il a engendré les dieux, afin de peupler la terre et l'orbe du Grand Océan. Il vient à temps pour donner vie à tous ceux qui sont sortis sur son tour. »
— Hymne à Khnoum(extrait). Traduction de Serge Sauneron et Jean Yoyotte[31].
D'après les papyrus médicaux, il apparaît que la bonne santé du corps se voit troublée par l'action néfaste de substances dotées d'un souffle pathogène. Le corps n'est pas malade en lui-même, mais se voit envahi et agressé. Les prescriptions (remèdes, onguents, philtres) ont donc pour but de détruire ou de chasser hors du corps ces substances. Lors de l'auscultation, le médecin examine son patient tout en recherchant la cause de la pathologie. L'idée première est celle d'une intervention divine, le corps humain n'étant que le jouet de puissances supérieures (dieux, esprits-Akhou, morts errants). En temps normal, ces puissances surnaturelles sont bénéfiques et le corps est en bonne santé. Cependant à la suite de l'infraction d'un interdit ou d'un manquement à la Maât (mensonge, vol, état d'impureté rituelle), ces puissances peuvent se courroucer et se montrer néfastes en envoyant sur le fautif des agents pathogènes (maladie)[32]. Une fois dans le corps, ces substances ou souffles pathogènes circulent dans les vaisseaux sanguins et dans l'appareil digestif ; perturbant en cela sa bonne organisation. Lorsque ces souffles s'introduisent dans le corps, certains constituants normaux du corps se mettent à dysfonctionner et entraîner des fausses routes pour les sécrétions corporelles naturelles qui envahissent alors le corps. Certaines substances pathogènes après s'être insinuées dans le corps, s'y déplacent, le rongent et le perturbent. Parmi celles-ci, le sang, le liquide-âaâ et les oukhedou sont très souvent cités dans les textes médicaux. Normalement bénéfique, le sang peut avoir un rôle néfaste lorsqu'il est animé par un souffle pathogène. Cette inversion du rôle du sang est particulièrement dangereuse du fait de sa présence dans tout le corps. D'autre part, lorsque le sang ne lie pas les éléments composant le corps ou les aliments qui y pénètrent, il peut bloquer le passage des souffles vivifiants. Quant au liquide-âaâ, il s'agit d'une sécrétion issue du corps des démons. Lorsqu'il circule dans un corps humain il cause un processus morbide qui aboutit à l'apparition de la vermine intestinale[33]. Les oukhedou sont des substances vivantes apportées par les puissances néfastes. Ils ont une action altérante qui provoque inflammations et putréfaction des chairs[34].
« Arrière, ennemi, mort, morte, et ainsi de suite ... retire-toi devant la force de son œil de flamme ! Il repousse ta force, il chasse le liquide-âaâ qui vient de toi, le poison que tu apportes, les blessures que tu infliges, les pourritures que tu provoques, les oppressions que tu entraînes, le désordre que tu amènes, les maux que tu infliges, les oukhedou que tu apportes, les peines que tu donnes, la chaleur et la brûlure, toutes choses malignes dont tu as dit : il en sera atteint. »
— Papyrus Leiden I 348(extrait). Traduction de Thierry Bardinet[35].
Tout au long de la civilisation égyptienne, les dignitaires ont pris pour habitude de faire le bilan de leur vie en inscrivant leur biographie dans leur tombe ou sur le socle de leur statues. On trouve cependant assez peu d'indications au sujet de la durée de vie, le compte des années ne s'instituant qu'à partir de la période ptolémaïque. Dès l'Ancien Empire, la durée idéale semble avoir été fixée à 110 ans ; chiffre alors inatteignable mais synonyme d'une existence en conformité avec la Maât. En conclusion de son Enseignement, le sage Ptahhotepexhorte son fils à suivre les directives royales pour son plus grand profit ; une bonne carrière permettant de gagner des années de vie : « Pharaon est satisfait de tout ce qui s'est produit ; puisses-tu acquérir des années de vie. Ce n'est pas petit ce que j'ai accompli sur terre. J'ai acquis cent dix années de vie que Pharaon m'a accordées »[36]. Sous la XVIIIe dynastie, le sage Amenhotep fils de Hapou, au soir de sa vie, arrive à la même conclusion : « Celui qui m'a vu souhaitera être semblable à moi, tant est grand ce qui m'est advenu. La vieillesse est le témoignage d'une vie juste. J'ai atteint maintenant ma quatre-vingtième année, et ma faveur est grande auprès du souverain ; et j'accomplirai cent dix ans »[37]. Le même souhait figure sur la statue de Bakenkhonsou, grand prêtre d'Amon à partir de la trente-neuvième année de règne de Ramsès II (XIXedynastie). Moins traditionnel est le décompte exact des grandes étapes de sa pieuse existence :
« je vais faire connaître mon personnage, alors que j'étais sur la terre, en chaque fonction que j'ai remplie depuis que j'ai été mis au monde. J'ai passé quatre années étant tout petit enfant. Puis j'ai passé douze ans d'adolescence, étant chef de l'écurie de dressage du roi Menmaâtrê. Je fus ensuite prêtre pur pendant quatre ans. Puis père divin du dieu Amon, pendant douze ans. Ensuite je fus troisième serviteur d'Amon durant quinze ans. Puis deuxième serviteur d'Amon pendant douze ans. Alors il [le roi Ramsès] me loua, car il reconnut mes qualités, et il me nomma grand prêtre d'Amon pendant vingt-sept ans. »
— Statue de Bakenkhonsou (Musée de Munich), extrait. Trad. de Claire Lalouette[38].
Organe de la vitalité
Le cœur est le foyer de la vie. Selon les Anciens Égyptiens, tant que le cœur-haty fait circuler le sang et le souffle vital dans l'organisme, les différents membres sont vivants et connectés entre eux. La défaillance cardiaque est l'image même de la cessation de la vie. En tant que dieu mort, Osiris est Ouredj-ib « Celui au cœur immobile ». Pour le ranimer, de nombreux textes funéraires indiquent qu'il faut lui restituer son intérieur-ib. Lors de la momification, le cœur-haty reste en place dans le corps, tandis que l'intérieur-ib est prélevé et déposé dans quatre vases canopes. Symboliquement, la restitution du cœur-ib est assignée aux divinités féminines que sont Nout, la déesse céleste et les sœurs Isis et Nephtys. Dans le Livre des Morts, plusieurs formules ont pour but de garantir au défunt le retour de son cœur (chapitres 26-29). En quelques occurrences, l'illustration du chapitre 26 montre Anubis, le dieu de la momification, rendre le cœur au défunt en le lui faisant boire tel un remède vivificateur. Le dieu se tient debout devant la momie et porte le cœur à la bouche du mort. D'après le chapitre 151, c'est le mort lui-même qui part à la recherche de ses organes internes. Il doit se rendre dans une maison où sont conservés les cœurs[45] :
« Tu entres dans la maison des cœurs-ib et dans la place remplie de cœurs-haty, tu prends le tien et le mets à sa place. Ta main n'est pas détournée, ton pied n'est pas dévié de sa marche, tu ne vas pas la tête en bas, tu marches debout. »
— Livre des Morts, extrait du chap. 151. Traduction de Jan Assmann[46].
Les anciens Égyptiens n'ont pas perçu le cerveau comme le siège de la pensée, de l'intelligence et des émotions mais ont attribué ce rôle au cœur. Cette manière d'appréhender l'intellect est toujours d'actualité dans certaines ethnies de l'Afrique subsaharienne tels les Dogon[47], les Tallensi[48] ou les Songhay-Zarma[49]. De nombreuses expressions égyptiennes lient le cœur-ib aux émotions ; « atteindre le cœur » (gagner la confiance), « grand cœur » (être arrogant), « laver le cœur » (céder à la colère), « soulager son cœur » (accabler autrui), « avaler le cœur » (perdre conscience), « suivre le cœur » (respecter la Maât), « saisir son cœur contre quelqu'un » (être agressif), etc[50]. D'après la Pierre de Shabaka, le cœur est le siège de l'activité créatrice et de l'imagination (Sia). Celle-ci devient réalité lorsque la langue transforme la pensée en parole (Hou)[51] :
« L'Ennéade (de Ptah) a créé la vue, grâce aux yeux, l'audition par les oreilles, la respiration par le nez ; ceux-ci élèvent (ensuite les sensations reçues) jusqu'au cœur, et c'est le cœur alors qui permet que toute connaissance se manifeste, et c'est la langue qui répète ce que le cœur a conçu. »
— Pierre de Shabaka(extrait). Traduction de Claire Lalouette.
Dans l'au-delà, le cœur permet au mort de conserver son individualité et de se souvenir de sa vie terrestre. Lors de son passage dans le tribunal d'Osiris, le défunt est jugé de ses actes par une assemblée de quarante-deux juges. Pendant que son cœur est placé sur une balance face à une représentation de la Maât, la déesse de la justice et de l'harmonie, le défunt énumère deux listes de quarante-deux fautes qu'il proclame n'avoir pas commis. D'après les chapitres 30A et 30B du Livre des Morts, le plus grand risque pour le défunt est de voir son cœur se désolidariser de lui, tel un témoin à charge. Ce que le défunt proclame, le cœur doit le confirmer sinon il est accusé de mensonge[52]. La dissociation du cœur est une atteinte mortelle car le défunt se voit condamné à la damnation en étant dévoré par la monstrueuse Ammit, un être hybride mêlant les aspects du crocodile, du lion et de l'hippopotame. Dans la scène de la pesée du papyrus d'Ani, le défunt et son épouse, habillés en blanc, se tiennent respectueusement devant la balance constituée par une colonne et un fléau. À droite, Anubis inspecte la bonne régularité du pesage. À gauche figurent différentes composantes de la personnalité du défunt. Le cœur est déposé sur le plateau de pesée. Le dieu Shaï personnifie la durée de vie impartie au défunt tandis que les déesses Rénénet et Meskhenet symbolisent son destin et sa naissance. Au-dessus d'elles, se tient l'âme-Ba d'Ani, sous la forme d'un oiseau à tête humaine perché sur une chapelle. Le dernier symbole est le meskhen ou « brique de la naissance », un rectangle noir muni d'une tête féminine, autre représentation de la déesse Meskhenet et figuration des dispositions innées attribuées au défunt[53].
« Formule pour empêcher que le cœur de N[n 7]. ne s'oppose à lui dans l'empire des morts. « Ô mon cœur de ma mère, ô mon cœur de ma mère, ô viscère de mon cœur de mon existence terrestre, ne te lève pas contre moi en témoignage en présence des maîtres des biens ! ne dis pas à mon sujet : « Il a fait cela en vérité ! », à l'égard de ce que j'ai fait ; ne le fais pas se produire contre moi devant le grand dieu, maître de l'occident. »
— Livre des Morts, extrait du chapitre 30A. Traduction de Paul Barguet[54]
Le cœur, en tant que siège de la mémoire, de l'intelligence, des décisions et des émotions doit être conservé par le défunt. À partir du Nouvel Empire, les chapitres 27-29B du Livre des Morts sont des invocations destinées à protéger le cœur contre les démons de la salle d'abattage et les chapitres 30A-30B, afin d'éviter la damnation, ont pour but de l'empêcher de témoigner contre son possesseur lors de la pesée. D'après la notice du chapitre 30B, la formule magique doit être récitée sur un scarabée en néphritemonté en électrum et mis au cou du mort. L'efficacité de la formule est garantie par son ancienneté. Selon les versions retrouvées, la formule a soit été découverte à Hermopolis aux pieds d'une statue de Thot par le prince Hordjédef durant le règne de Mykérinos(IVe dynastie) soit dans un tombeau d'Héliopolis durant le règne du pharaon Den (Ire dynastie). Ces affirmations sont légendaires car dans les faits, ces formules ne sont attestées qu'à partir du Moyen Empire dans le corpus des Textes des sarcophages[n 8]. Au Nouvel Empire, le chapitre 30B est fréquemment inscrit sur le plat ovale de scarabées sculptés. Cette pratique semble remonter à la XVIIe dynastiesous le règne de Sobekemsaf II[55]. Occasionnellement, la formule est inscrite sur une amulette en forme de cœur ou bien, la face inférieure du scarabée présente le hiéroglyphe du cœur. Sur quelques exemplaires, l'amulette-scarabée est affublée d'une tête humaine, celle du défunt. Dès les Textes des Pyramides, il est affirmé que les déesses Isis et Nephtys apportent le cœur à la dépouille. De ce fait, quelques bijoux pectoraux présentent le scarabée entouré par les deux sœurs[56].
Déposé sur le torse de la momie, le scarabée de cœur est une amulette qui symbolise l'auto-création et la renaissance. À travers le jeu de mot, kheperer « scarabée » et kheperou« existences, formes », l'âme-Ba du défunt est assurée de pouvoir se transformer dans toutes les formes d'existences désirées. Sur la soixantaine de possibilités connues par les Textes des sarcophages, le Livre des Morts énumère douze formules de transformation en lien avec le voyage diurne de Rê ; en faucon, en héron, en dieu, en crocodile, en lotus, en hirondelle, en serpent (chapitres 76 à 88)[57]. De plus, Khépri, le dieu scarabée, est la forme matinale du dieu solaire Atoum-Rê auquel le mort s'identifie afin de pouvoir renaître à chaque nouvelle aube[58].
Dans les énumérations, le ren, le « nom », figure souvent à côté du bâ, du corps et de l'ombre. Sur les monuments, le nom du pharaon remplace souvent sa représentation physique. Des courtisans peuvent ainsi être montré en prière devant le roi ou devant son nom inséré dans un cartouche ou dans un serekh. Sur un fragment du temple de Seth de la ville de Noubt, le dieu offre la vie-Ânkh et la puissance-Ouas au nom de Thoutmosis Ier. Une décoration du char de Thoutmosis IV montre, non pas le pharaon, mais son nom dans un cartouche muni d'une tête de faucon et de deux mains en train d'assommer des ennemis avec une massue[59].
Le ren est une composante essentielle de l'être pour la simple raison que le nom permet d'appeler quelqu'un et donc d'avoir un moyen d'action sur lui. Un individu est très vulnérable par son nom. La pratique de la magie repose sur l'utilisation bénéfique ou maléfique du nom de la personne visée. Dans les rituels d'envoûtement, la destruction symbolique du nom revient à détruire l'être même de son possesseur, fut-il un dieu. Au contraire, si un magicien est incapable de nommer un individu, il ne peut rien espérer de son rituel magique. Chaque dieu porte une infinité de noms mais son vrai nom, son nom secret, est caché de tous. Un mythe rapporte cependant qu'Isis, par ruse, réussit à connaître le nom secret de Rê, le maître de l'univers, afin d'avoir pouvoir sur la création entière[60]. Le nom n'est pas qu'une entité abstraite. On peut le matérialiser en l'écrivant et le faire disparaître en l'effaçant. Les martèlements du nom d'Akhénaton par ses successeurs sont bien connus. Dans le droit, les criminels peuvent être condamné à changer de nom en se voyant affublé d'un « mauvais nom », un nom infamant. Les cas les plus fameux, sont les condamnations des conspirateurs qui ont participé à l'assassinat de Ramsès III. Dans les transcriptions judiciaires, les criminels ne sont plus connus que par leurs mauvais noms ; Pabakamen « Le serviteur aveugle », Parâkamenef « Rê l'aveugle », Binemouast « Le mauvais dans Thèbes »[61].
Au moment de la naissance, chaque Égyptien reçoit un ou deux noms, attribués généralement par la mère ; d'où l'expression renef en moutef « son nom de sa mère ». Les noms égyptiens ont un sens immédiatement compréhensible par les locuteurs de la langue égyptienne. Quelques noms évoquent les mots de la mère juste après l'accouchement ; Ikh « Qu'est-ce ? », Néfernen « C'est-beau-ça ! », Oursou « Il-est-grand », d'autres tentent de passer outre la forte mortalité infantile ; Senebsoumay « Il-est-en-bonne-santé-dans-ma-main », Djedamonioufankh « Amon-a-dit-qu'il-vivra », Diamoniaout « Qu'Amon-donne-la-vieillesse ». Certains noms évoquent le jour de la naissance ou qu'une divinité était alors à l'honneur ; Sepenabed « Le-don-du-sixième-mois », Horemheb « Horus-est-en-fête », Amonherkhenyt « Amon-est-transporté-en-barque ». Lorsqu'un enfant tarde à venir, les parents s'adressent à une divinité pour provoquer une conception. Ce fait est alors rappelé dans le nom de l'enfant ; Debehenithaenmout « C'est-à-Mout-que-j'ai-demandé-un-rejeton », Saousir« Fils-d'Osiris », Satptah « Fille-de-Ptah »[62].
Le choix du nom peut aussi être inspiré par la place de l'enfant dans la famille ou dans son lignage : Sennou « Le-deuxième », Khemetnou « Le-troisième », etc. D'autres semblent attester la croyance en la réincarnation : Senetites « La-sœur-de-son-père », Itseni « Le-père-de-mon-époux ». Cette même croyance fait qu'un nom passe d'une génération à l'autre, de père en fils, de mère en fille ou en reprenant le nom des aïeux[63].
Au cours de sa vie, l'individu peut se voir gratifier d'un sobriquet inspiré par son physique ou son caractère : Id « Le-sourd », Tabinet « La-mauvaise » ; par son origine géographique : Pen-Mennéfer « Celui-de-Memphis », Iam« L'asiatique » ; par son statut social ou son métier : Paqer « Le-vagabond », Paheripedjet « Le-chef-des-archers » ; ou pour des raisons qui maintenant nous échappent : Seshen « Le-lotus », Miou « Le-chat »[64].
Le Ka est une composante immatérielle des dieux et des hommes[n 9]. Cette notion n'a pas d'équivalent dans les langues européennes contemporaines. À la suite du Français Gaston Maspéro(1846-1916), les égyptologues de la fin du xixe siècle et du début du xxe siècle ont traduit ce concept par « Double ». Cette interprétation découle de certaines scènes où l'on voit le dieu bélier Khnoum façonner conjointement le prince royal et son ka sur son tour de potier. Visuellement le prince et son ka ont l'air de véritables jumeaux ; le ka n'étant distingué que par le signe hiéroglyphique des deux bras levés qu'il porte sur sa tête. Lorsque le ka du pharaon régnant est représenté, il est le plus souvent figuré comme un petit homme vêtu d'un pagne debout derrière le roi. Dans une main, le ka tient une plume d'autruche symbole de la déesse Maât et du dieu Shou, respectivement les personnifications de l'harmonie cosmique et du souffle vital. Dans l'autre main, le ka tient un long bâton surmonté par la tête du pharaon. Sur la tête du Ka, le sigle hiéroglyphique des deux bras pliés à angle droit enserre le serekh (palais stylisé) dans lequel est inscrit le Nom d'Horus, un des cinq éléments de la titulature royale. L'unique représentation en ronde bosse d'un ka royal qui nous soit parvenue est la statue en bois du ka de Hor Ier de la XIIIe dynastie, découverte à Dahchour, elle est à présent conservée au Musée égyptien du Caire. Haute de 1,70 m, la statue apparaît maintenant complètement nue, debout et dans l'attitude de la marche. Elle conserve cependant les traces d'un collier, d'une ceinture et d'un pagne, tandis que les mains devaient originellement tenir un sceptre et un bâton[65].
Le Ka est une notion complexe à laquelle il est impossible de donner une définition homogène, les différentes attestations pouvant se montrer contradictoires entre elles[66]. Pour les Anciens Égyptiens, le ka est, entre autres, la vitalité d'un être, à savoir la faculté d'accomplir tous les actes de la vie[67]. Le pluriel du mot, Kaou, désigne les aliments solides ou liquides qui permettent l'entretien de la vie. Le ka est donc aussi une notion qui englobe le « bien-être » et la « santé ». Lorsque les Égyptiens trinquent ensemble, la boisson est portée « À ton Ka ! ». D'après une maxime de l'Enseignement de Ptahhotep, se rassembler et manger à une table commune est un rite qui vise à célébrer le Ka[n 10]. Participer à un banquet organisé par un supérieur hiérarchique est une grâce divine et honneur qu'il ne faut pas gâcher par un comportement inadéquat et maladroit (Maxime no 7). Dans ce contexte, le ka est une sorte d'énergie qui s'incarne tant dans celui qui reçoit les convives que dans les nourritures qui sont servies. Chaque invité, se doit de respecter ce moment de partage en adoptant un comportement respectueux et convivial, tout comportement négatif et disharmonieux serait une « abomination pour le ka »[68]. Aussi, par métonymie, l'expression « C'est un Ka ! » désigne l'homme sage âgé qui a réussi dans la vie ou le jeune homme qui est promis à un bel avenir[69].
« Si tu es un homme qui fait partie de ceux qui sont assis à la table d'un plus grand que toi, accepte ce qu'il donne, de la manière dont cela sera placé devant ton nez. Regarde ce qui est devant toi, ne disperse pas par quantité de regards ; c'est l'abomination de l'énergie (ka) que d'être harcelée. (...) Parle lorsqu'il s'adresse à toi, et que ton discours rende le cœur heureux. Quant au grand, assis derrière les pains, que son comportement se conforme à la directive du ka. Il fera un don à celui qu'il distingue ; c'est la coutume, à la tombée de la nuit. C'est le ka qui étend ses bras. Le grand fait un don à celui qui a atteint la condition d'homme (de qualité). Les pains sont mangés conformément à la volonté de Dieu, c'est l'ignorant qui s'en plaindrait. »
— Enseignement de Ptahhotep, Maxime 7. Traduction de Christian Jacq[70].
Si le Ka peut être défini comme une sorte d'esprit double ou comme une énergie vitale, cette composante de la personnalité peut aussi être perçue comme un principe dynastique légitimant qui passe du père au fils aîné, son héritier. Le sigle hiéroglyphique se présente comme deux bras dressés vers le haut. Il faut cependant le voir comme deux bras tendus vers l'avant pour étreindre et embrasser quelqu'un. Le ka est le symbole des liens inter-générationnels qui subsistent par delà la mort grâce au culte funéraire[71]. Dès les Textes des Pyramides, le dieu Osirisest présenté comme étant le Kad'Horus, ce qui revient à dire que le pharaon défunt est le ka du pharaon vivant :
« Ô Osiris (roi) ! Horus t'a protégé, il a agi pour son ka, que tu es, pour que tu sois satisfait en ton nom de kasatisfait. »
— Textes des Pyramideschap. 356 (extrait). Traduction de Jan Assmann[71]
Un autre passage des Textes des Pyramides montre que le Ka se transmet du père au fils lors d'une embrassade. Le modèle est le dieu créateur Atoum, père des jumeaux Shou et Tefnout. Le prêtre ritualiste souhaite que le défunt pharaon bénéficie aussi de cette énergie, pour sa personne et son monument funéraire, le pharaon étant considéré comme le juste successeur du dieu des origines :
« [Atoum-Rê] tu as craché Shou, tu as expectoré Tefnout, tu as mis tes bras autour d'eux comme les bras du ka, pour que ton ka soit en eux. Atoum, puisses-tu mettre tes bras autour du roi, (autour de ce monument, autour de cette pyramide) comme les bras du ka, pour que le ka du roi soit en lui, durable à tout jamais. »
— Textes des Pyramideschap. 600 (extrait). Traduction de Jan Assmann[72].
Dans la pensée égyptienne, la mort n'est pas une fin mais un passage conduisant d'une existence vers une autre. Tout comme les vivants, les défunts ont des besoins élémentaires à satisfaire : manger, boire ou s'habiller. Le culte aux ancêtres nécessite d'importants moyens financiers pour assurer le creusement du tombeau, la construction d'une chapelle ainsi que la production et le transport des offrandes. Dans une telle vision, chaque vivant se doit de préparer son existence post mortem afin de ne pas se trouver au dépourvu. Ce fait est d'ailleurs vivement encouragé par les Sages dans leurs écrits[n 11]. Dès l'Ancien Empire, ces besoins funéraires ont mené à la formation de structures économiques spécialement dédiées à l'affectation de biens aux défunts. Ces biens sont fournis soit par le pharaon et son administration, soit par des fondations privées, les perou-djet, financées à partir de fonds propres. L'organisation du culte, à l'origine, est à la charge du fils aîné. Cependant, très vite, l'exercice quotidien du culte a été confié à des prêtres professionnels, les « Serviteurs du ka ». Les modalités du culte et leurs financements sont prévus et organisés d'après un ou plusieurs contrats juridiques conclu du vivant de la personne pour après son décès. Ces contrats étaient mis par écrit sur papyrus mais certains notables, pour renforcer leur valeur n'ont pas hésité à les faire figurer sur les parois de leur tombeau. Un des exemples les plus instructifs sont les dix contrats passés entre le gouverneur Hâpydjéfaï d'Assiout avec son prêtre du ka (sous la XIIe dynastie). La statue de Hâpydjéfaï, en tant que réceptacle du Ka, est le bénéficiaire d'offrandes journalières et annuelles (fêtes funéraires, nouvel an, processions, etc.). Les rites sont effectués par les Ouâb, les « prêtres-purs » sous la supervision du prêtre du Ka[78].
« Vois, l'ensemble de ces affaires à propos desquelles j'ai conclu un contrat avec ces prêtres-ouâb sont sous ta responsabilité ! Et vois, c'est le serviteur du ka d'un homme qui préserve ses affaires, qui établit son pain d'offrande ! (...) Garde-toi d'en annuler quelque chose ! Que quiconque conteste les affaires que je leur ai confiées, et tu feras en sorte que ton fils, ton héritier, qui sera pour moi serviteur du ka, juge cela ! Vois, je t'ai pourvu en terres, en hommes, en bétail, en jardins et en toutes choses (...) afin que tu puisses accomplir pour moi les rites avec zèle ! Veille sur tous mes biens que j'ai placés sous ta responsabilité ! Vois, c'est devant toi par écrit ! »
— Mandat donné au serviteur du Ka (extraits). Traduction de Raphaël Bertrand[79]
D'après les papyrus médicaux, il apparaît que la bonne santé du corps se voit troublée par l'action néfaste de substances dotées d'un souffle pathogène. Le corps n'est pas malade en lui-même, mais se voit envahi et agressé. Les prescriptions (remèdes, onguents, philtres) ont donc pour but de détruire ou de chasser hors du corps ces substances. Lors de l'auscultation, le médecin examine son patient tout en recherchant la cause de la pathologie. L'idée première est celle d'une intervention divine, le corps humain n'étant que le jouet de puissances supérieures (dieux, esprits-Akhou, morts errants). En temps normal, ces puissances surnaturelles sont bénéfiques et le corps est en bonne santé. Cependant à la suite de l'infraction d'un interdit ou d'un manquement à la Maât (mensonge, vol, état d'impureté rituelle), ces puissances peuvent se courroucer et se montrer néfastes en envoyant sur le fautif des agents pathogènes (maladie)[32]. Une fois dans le corps, ces substances ou souffles pathogènes circulent dans les vaisseaux sanguins et dans l'appareil digestif ; perturbant en cela sa bonne organisation. Lorsque ces souffles s'introduisent dans le corps, certains constituants normaux du corps se mettent à dysfonctionner et entraîner des fausses routes pour les sécrétions corporelles naturelles qui envahissent alors le corps. Certaines substances pathogènes après s'être insinuées dans le corps, s'y déplacent, le rongent et le perturbent. Parmi celles-ci, le sang, le liquide-âaâ et les oukhedou sont très souvent cités dans les textes médicaux. Normalement bénéfique, le sang peut avoir un rôle néfaste lorsqu'il est animé par un souffle pathogène. Cette inversion du rôle du sang est particulièrement dangereuse du fait de sa présence dans tout le corps. D'autre part, lorsque le sang ne lie pas les éléments composant le corps ou les aliments qui y pénètrent, il peut bloquer le passage des souffles vivifiants. Quant au liquide-âaâ, il s'agit d'une sécrétion issue du corps des démons. Lorsqu'il circule dans un corps humain il cause un processus morbide qui aboutit à l'apparition de la vermine intestinale[33]. Les oukhedou sont des substances vivantes apportées par les puissances néfastes. Ils ont une action altérante qui provoque inflammations et putréfaction des chairs[34].
« Arrière, ennemi, mort, morte, et ainsi de suite ... retire-toi devant la force de son œil de flamme ! Il repousse ta force, il chasse le liquide-âaâ qui vient de toi, le poison que tu apportes, les blessures que tu infliges, les pourritures que tu provoques, les oppressions que tu entraînes, le désordre que tu amènes, les maux que tu infliges, les oukhedou que tu apportes, les peines que tu donnes, la chaleur et la brûlure, toutes choses malignes dont tu as dit : il en sera atteint. »
— Papyrus Leiden I 348(extrait). Traduction de Thierry Bardinet[35].